Histoire & Civilisation / Littérature

Découverte du livre « Cochon sur gazon »

Recueil de nouvelles paru en Corée du Sud en 2007, Cochon sur gazon, écrit par Kim Tae-yong, a été traduit en français par Choe Ae-young et Jean Bellemin-Noël en 2020. C’est une œuvre sans aucun doute singulière, qui ne laissera personne indifférent. Les dix nouvelles sont autant de pensées, de critiques de notre monde moderne à travers des personnages vivants en isolement total, qu’il soit volontaire ou non. Nous suivons le fil de leur bric-à-brac mental, parfois nous perdant nous-mêmes dans leur propre cheminement absurde de réflexion.

KIM Tae-yong

제2회 웹진문지문학상에 소설가 김태용 | 연합뉴스

Né en 1974, Kim Tae-yong est enseignant d’écriture créative à l’université. Sa plume nous offre des écrits qui nous invitent à la réflexion, toujours avec entrain, mais également avec un arrière-goût amer.

10 nouvelles pas si étranges…

Sous un soleil noir

Le premier texte de ce recueil, Sous un soleil noir, nous propulse dans un futur hypothétique où la sécheresse fait partie intégrante du quotidien. Le protagoniste semble être atteint de dépression, voire de démence suite à cette situation. Face à un monde en totale dégénérescence, l’homme perd pied. Une personne non définie semble lui planter un objet tranchant dans le dos : cet événement que l’on peut interpréter au sens propre comme au figuré semble être un geste d’autodestruction. Une ultime tentative où l’on se détruit soi-même pour faire connaître son mécontentement concernant la situation du monde.

Cochon sur gazon

La seconde, titre de cet ouvrage, Cochon sur gazon, nous donne tout de suite le la de la lecture. C’est une nouvelle poignante traitant d’un sujet sensible : celui de la démence.

L’homme âgé entretient la conviction absurde que sa femme a une relation intime avec un cochon. Du coup, il évacue toutes ses frustrations et sa colère sur l’animal. En réalité, sa femme ne fait déjà plus partie de ce monde. C’est simplement les délires d’un homme laissé à l’abandon, éprouvant une totale solitude. On retrouve aussi une peur maladive de la mort, en particulier de la perte de sa dignité par le fait de se faire dessus. L’image que l’on présente de soi dans la société coréenne étant tellement importante, c’est une appréhension qui peut parfaitement se comprendre. Ce sentiment de perte de dignité est d’autant plus exacerbé par le fait qu’il pourrait lui-même être associé à un cochon. Or, il n’y aurait pas pire humiliation que de se retrouver assimilé à un animal, qui plus est celui que l’on méprise.

Autre élément important de ce récit, celui des relations intergénérationnelles. Il y a clairement un conflit entre le père est le fils. L’un a le sentiment d’avoir sacrifié sa vie à un travail très physique alors que l’autre est philosophe. Ainsi il ignore totalement les épreuves qu’a dû endurer le vieil homme. Il a l’impression de ne pas avoir de considération en retour. Ce qui dans un sens n’est pas si éloigné de la réalité, car malheureusement il est laissé à lui-même, à l’image de sa ferme. Oublié complètement de son fils, tout comme de la société qui ne reconnait pas les pathologies telles que la démence.

Troisième maison sur la droite

Troisième maison sur la droite, nouvelle suivante du recueil, aborde également les relations entre les individus et leur place dans la société, mais d’une tout autre manière.

Là, les protagonistes sont déshumanisés par des surnoms, ceux correspondant au rôle social qu’ils occupent dans la famille selon un regard extérieur. À savoir : gamin, maman, papa, sœurette, doublure (l’amant de maman vivant à la maison) et cochon (étant en vérité le chat de la famille). Le père a clairement le mauvais rôle, absent et sévère, il est méprisé durant son vivant. Lorsqu’il meurt au cours du récit, il est alors regretté, voire même glorifié, pour finir par tomber dans l’oubli lorsque chacun aura réussi à trouver sa nouvelle place après ce bouleversement. Ce texte nous fait prendre conscience de l’importance du rôle de chacun dans la société sud-coréenne, mais aussi de la nécessité de le respecter, même quand cela semble n’avoir aucun sens.

Cage de verre

Si l’on se sent seul, est-ce parce que l’on ne sait pas communiquer ? C’est bien une réflexion que nous suggère Kim Tae-Yong dans de nombreuses nouvelles de ce recueil, comme dans Cage de verre.

Nous suivons le parcours d’un homme, père de famille, coincé dans sa routine qui n’a plus de sens à ses yeux, ainsi qu’une femme exhaussant les fantasmes sexuels de ces clients à l’intérieur d’une cabine en verre. De l’extérieur on peut la voir, mais de l’intérieur elle ne voit que son reflet dans le miroir. Les deux individus se sont toujours rencontrés indirectement, sans jamais communiquer, pourtant cela fait naître entre eux une sorte de fantasme. N’idéalisons-nous pas ce que l’on ne connaît pas totalement ? Lui, suite aux désillusions de son quotidien a perdu son goût pour l’écriture. Elle, au contraire, a développé le goût de l’imaginaire à travers les écrits de cet homme griffonné dans d’anciens livres. Est-ce le lien de cette liberté retrouvé alors que lui semble l’avoir perdu ?

Bravo la gravitation !

Bravo la gravitation ! débute sur une comparaison : « Le monde est vraiment comme un ballon de basket. » Il y a dans cette conception l’idée que toutes les paroles et les actes ont des conséquences, revenant sur nous tels un boomerang, un ballon de basket. On retrouve le conflit intergénérationnel, l’ultra conformisme coréen. On doit suivre la voie choisie par nos parents, même si on ne le souhaite pas. Cela génère de nombreux affrontements, aussi bien avec ses proches qu’intérieurs. Ainsi, notre protagoniste souhaitant être différent aspire à devenir joueur de basket plutôt que médecin. Il sera alors tiraillé tout au long de son existence, entre le fait de vouloir être différent, mais en entrant fatalement dans un moule. Nous retrouvons bien notre malaise de la société coréenne face à la différence. Une différence qui dérange et inquiète.

Autre état d’esprit typiquement coréen que l’on peut retrouver dans ce récit, celui du destin. Il plane au-dessus de la tête de chacun de nous sans que l’on puisse lui échapper. Une fois encore on peut le comparer à un ballon de basket. Derrière ce texte, l’auteur illustre une forme de fatalité, mais aussi l’obstination dont les Coréens font preuve pour suivre une voie qui leur semble tracée, et ce, même si le chemin semble mauvais, car ils se préoccupent avant tout de l’image qu’ils renvoient aux autres.

Enfin, Kim Tae-yong réalise une dernière comparaison avec l’objet de ce récit, celle que la vie n’est qu’une succession de répétitions.

Dormir

Dormir est à mon sens l’une des microfictions les plus complexes du livre. Dans ce récit, un homme ne parvient pas à trouver le sommeil, car il est plein de doutes, de peurs et de préoccupations. En couple avec une femme, ils se sont séparés à cause d’une vitre. Le héros de notre texte semble entretenir une relation complexe avec le vendeur de ces fameuses plaques en verre. Il n’est sans doute pas qu’une personne croisée au hasard, car l’homme lui accorde beaucoup trop d’importance. On s’interroge alors sur le rôle de ce vendeur : était-il un ami d’enfance ou bien plus que cela ?

Ainsi, ma réflexion m’a poussé à me demander si notre personnage ne serait pas bisexuel, car il semble intimement attaché à des souvenirs forts partagés avec ces deux personnes. Cela expliquerait le malaise du protagoniste du récit.

L’homosexualité, et donc par extension la bisexualité, est très mal perçue au pays du matin clair. Cette dualité intérieure pousserait alors notre homme à un vrai rejet de sa personne et des autres, refusant que l’on s’attache ou que l’on prenne soin de lui. En effet, cette partie de lui-même l’isole fatalement de la masse. Pourtant, il souhaite tout de même faire partie du reste du groupe, se sentir intégré. Ainsi, torturé par ses souvenirs et ses préoccupations, il ne peut trouver le sommeil. Il finira par mettre fin à ses jours. C’est sans doute, pour lui, la seule solution afin d’échapper à cette dure réalité, trouver enfin la paix et le repos qu’il souhaite tant…

Plutôt l’amour…

Ne serait-ce pas plus simple de profiter des plaisirs de la vie sans attaches, en étant pleinement libre ? La réponse est sans doute dans le titre de cette septième nouvelle : Plutôt l’amour… Un groupe de cinq personnes vivent ensemble. Le récit ne nous permet pas clairement d’identifier le sexe ni les différents personnages. À travers cela, l’auteur a voulu renforcer l’idée d’une communauté où tous les individus sont égaux et soudés autour de valeurs et d’un objectif commun.

La principale règle de ce groupe est de ne jamais parler de révolution ou d’amour. En effet, ce sont deux sentiments très forts qui laissent trop de place à des réactions vives pouvant nous donner une raison de vivre, de nous battre. Or, cette communauté aspire uniquement à la liberté sans aucune contraintela mort semble être la seule solution.

L’amour représente trop de contraintes : d’abord financière, car en Corée l’homme peut dépenser pas mal d’argent en cadeaux et sorties afin de faire plaisir à sa moitié ; ensuite sentimentalement, car on ne peut que souffrir davantage et inutilement lorsque notre amour n’est pas partagé. Cependant, à la fin de la nouvelle, suite à l’issue tragique de leur plan, on ne peut qu’arriver à la conclusion que finalement, sans amour ni attachement il n’y a pas d’existence possible. Alors, il y a fatalement des concessions à faire, il est impossible d’être pleinement libre sans aucune attache. La vie est faite ainsi est doit être appréciée à sa juste valeur. La mort n’est pas une solution.

Un muet

La microfiction suivante, Un muet, aborde le sujet de la famille recomposée coréenne. Notre héros n’a pas eu une enfance des plus roses : un père inexistant, une mère morte dans l’indifférence,  mais aussi une belle-mère à l’opposé des stéréotypes. Aimante, elle souhaite être présente pour l’enfant et le prend sous son aile. Cependant, son comportement change radicalement à la naissance de la petite sœur. L’enfant devient alors la « pièce rapportée » de la famille. On lui fait clairement comprendre qu’il est de trop. Malheureusement, cet état est loin d’être un cas isolé dans les familles recomposées en Corée.

Une fois encore, on retrouve l’idée que le bonheur individuel est secondaire. Souhaitant devenir écrivain, l’enfant voit son rêve brisé par son père. L’écriture était pourtant un excellent défouloir émotionnel pour lui. Ne sachant plus comment imposer sa différence, il fait le choix de devenir muet. Il ne souhaitait plus parler. De plus, comme on ne l’écoute pas, cela lui convient mieux. En étant muet, il entretenait sa différence et cela lui plaisait. C’est lorsque sa plus jeune sœur apprendra le langage des signes pour essayer de communiquer avec lui que notre protagoniste sera le plus amer. Il tentera alors, une fois de plus, de changer sa façon de s’exprimer afin de se murer dans la solitude.

Hors du bois de cyprès

Hors du bois de cyprès est à mon sens l’une des nouvelles les plus énigmatiques du recueil. Elle illustre un cap important dans la culture coréenne, celui du passage à la trentaine, mais aussi le sujet sensible du suicide. Notre personnage a la trentaine révolue. Les mœurs veulent que l’on soit bien établie dans sa vie, avec un travail stable et une vie de famille tout juste sur le point de débuter. Or, notre héros ne semble pas rentré dans ce cadre. Il se trouve totalement inutile et semble « mourir » dès qu’il passe le cap d’une nouvelle année depuis qu’il a eu trente ans.

Nous pouvons faire un parallèle avec le suicide dans cette nouvelle. En effet, si notre personnage s’est donné la mort, il semble voir les éléments de l’extérieur. Comme un spectateur, il tente de comprendre son choix, de connaître les raisons qui l’on pousser à passer ce cap. Il perçoit également la tristesse de sa famille ne pouvant comprendre sa disparition. Ainsi, on dirait que le personnage est présent sur les deux plans.

Le titre de la nouvelle semble être la réponse. En effet, le cyprès est souvent associé à l’idée de deuil, pourtant sa véritable signification est bien celle de l’immortalité. Hors du bois de cyprès, à l’image de cet arbre, possède deux interprétations différentes : celle du cap des trente ans, une « mort » spirituelle et celle du suicide, la mort matérialisée sur le plan physique.

Cul-de-sac

Enfin, dernière microfiction du livre, Cul-de-sac nous plonge dans un sentiment de nostalgie. Ici, la chaise est un symbole de quelque chose qui dure dans le temps. Notre personnage ayant peur du changement tente alors de s’accrocher aux moindres éléments qui lui rappellent son passé. Ainsi, il souhaite par tous les moyens construire cette chaise, pouvant matérialiser son désir de vivre à travers ses souvenirs. Pourtant, nous découvrons que son immeuble est en train d’être rasé. Il est donc désormais impossible d’échapper aux changements. Ce récit semble faire référence aux grandes transformations urbaines des années 80 en Corée du Sud, à l’occasion des JO. Elles ont été très violentes et traumatisantes pour les populations. On ne peut donc qu’imaginer le désarroi et les séquelles psychologiques dont les habitants ont été victimes.

Un message lourd de sens

L’ensemble des nouvelles rassemblées dans l’ouvrage Cochon sur gazon de Kim Tae-yong illustre un total désenchantement de l’humanité face à la société ultramoderne. Bien que de nombreuses problématiques soient propres aux mœurs sud-coréennes, certaines font écho à nos propres questionnements.

Nous pouvons également remarquer que des thèmes reviennent de manière récurrente dans plusieurs écrits, notamment celui des conflits intergénérationnels, l’importance de se conformer aux désirs des parents, mais aussi au rôle que nous attribuent la société, le poids du regard d’autrui, celui de la différence et enfin celui des maladies mentales. Lien central de chacune des nouvelles, Kim Tae-yong souhaite nous faire prendre conscience que les maladies mentales sont des pathologies bien réelles et qu’il faut les traiter comme telles.

Pourtant, dans la culture coréenne actuelle, les maladies mentales ne sont pas du tout considérées. Perçues plutôt comme une honte, une faiblesse, elles sont dissimulées par les familles, voire même par l’individu lui-même. Cependant, face à ce monde qui devient fou, à cette société qui pousse de plus en plus les individus vers l’individualisme et où l’on ressent de façon grandissante une perte de sens vis-à-vis de la vie, il est plus qu’urgent de prendre conscience de cet état de fait.

Ainsi, c’est avec une écriture complexe, enrobée d’humour noir et de désillusions que l’auteur nous fait passer le message.

Chaque chose en son temps…

A mon sens, c’est un livre où l’on doit lire entre les lignes. Les écrits, parfois difficiles à comprendre et plutôt sombres et durs se lisent à petite dose afin de bien comprendre le schéma de pensé de l’auteur. Ce n’est pas un ouvrage que l’on souhaite divertissant et qu’on lira en une nuit. Personnellement, j’ai beaucoup plus apprécié sa lecture après coup, une fois que j’ai pu me faire une idée du message que souhaitait véhiculer Kim Tae-yong.

En effet, les textes étant à première vue totalement farfelus, on peut avoir du mal à comprendre les pensées désordonnées et décousues des personnages. Protagonistes que l’auteur n’identifie pas volontairement. Cela permet d’aborder chaque nouvelle d’un point de vue neutre pour rester dans une généralité et nous donner l’impression d’une façon de penser de masse.

Il y a simplement une chose qui m’a véritablement dérangé dans cette lecture, celle de la violence animale. Dans ce recueil, tous les animaux qui sont présents sont de véritables défouloirs émotionnels pour l’homme. Je sais qu’au pays du matin clair et frais les préoccupations sur la souffrance animale et même plus simplement la considération des animaux est bien moindre que chez nous. Cependant j’ai beaucoup de mal avec ce point. J’aurais préféré que l’auteur profite de ce recueil pour tenter de sensibiliser les lecteurs sur ce thème plutôt que de renforcer encore cette idée que les animaux ne sont là que pour que l’homme se vide de ses frustrations.

En bref :

Cochon sur gazon est un recueil de microfictions qui ne plaira pas à tout le monde. C’est une œuvre d’une incroyable complexité où l’auteur sait jouer avec les mots et les situations avec une plume qu’il maîtrise à la perfection. Critique cinglante des sociétés ultramodernes et principalement de celle de son pays, Cochon sur gazon n’est pas un livre que l’on va dévorer, mais plutôt que l’on va lire progressivement. Ce n’est pas un recueil à la portée de tous. Nous pouvons parfois nous perdre nous même dans le cheminement de pensée fantasque des personnages. Ce n’est pas non plus un ouvrage débordant d’optimisme, bien au contraire.

Ainsi, il faudra avoir le cœur bien accroché pour tenter de comprendre, de saisir ce désarroi qui s’empare progressivement de l’humanité. Cependant, une chose est sûre, Cochon sur gazon n’est pas si étrange et ne laissera personne indifférent. Il faut simplement apprendre à lire entre les lignes.


Korean Coffee Break remercie les Éditions Decrescenzo pour nous avoir offert l’opportunité de découvrir « Cochon sur gazon ». Retrouvez l’intégralité de leur catalogue sur leur site internet.

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Sur leur site internet

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À propos de l’auteur

29 ans, écrivain public et diplômée en Communication. Je suis fascinée par l’Asie depuis mon enfance. Curieuse et avide de découvertes, j'ai envie de partager avec vous ma passion pour la Corée du Sud. J'aime les voyages, l’architecture, la musique, l’écriture et les plaisirs simples que la vie a à nous offrir.

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